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L'ethnologue
sur le terrain : Jean Cuisenier à Sîrbi, Maramures,
Roumanie |
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Dès mes premiers
jours passés en 1974 à Dobrita, j'ai pressenti qu'une bonne partie de la
population de cette bourgade avait une passion pour la culture de la vigne.
J'ai donc multiplié les observations et les entretiens sur ce thème pour
tenter de comprendre comment se composaient, dans l'esprit de mes hôtes,
les motivations pragmatiques produire son vin à bon compte; les besoins
de sociabilité disposer d'une boisson spécialement prisée pour les consommations
festives; les investissements symboliques : car le vin est sacralisé par
l'usage qu'en fait la liturgie de l'église. Mais nous étions alors, mes
hôtes et moi, dans une situation déterminée par le régime politique de l'époque,
qui valorisait le travail en coopérative par rapport au travail familial
dans les vergers privés. Je ne pouvais esquisser une interprétation d'après
les motivations pragmatiques plutôt que d'après les investissements symboliques,
sans passer, aux yeux de certains de mes hôtes, pour quelqu'un qui partage
les idéaux et valeurs du régime. Si j'ébauchais une interprétation différente,
insistant par exemple sur la réponse aux besoins de sociabilité plutôt qu'aux
motivations pragmatiques, je risquais de paraître critiquer implicitement
le régime, ses idéaux et ses valeurs, pour son incapacité à formuler des
modes nouveaux d'exercice de la sociabilité. Pour progresser dans ma quête
d'informations sur la culture de la vigne, j'avais donc à prendre position
moi-même, chaque fois avec chacun de mes interlocuteurs, sur la situation
qui déterminait notre rapport. Ainsi arrive-t-il qu'en dépendant de la situation
du collecteur, le recueil des données, si rigoureusement contrôlé soit-il
pour les validations ultérieures, dépend aussi de l'ordre de succession
des observations et des entretiens. C'est dire combien la collecte, dans
ses résultats, totalise l'histoire de la collecte, combien elle fait corps,
en définitive, avec les épisodes du séjour du collecteur sur le terrain;
que dis-je, avec le cours de son existence même, " ici " et " ailleurs ".
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